CHAPITRE III
Quelqu'un me fourra une torche dans la main.
— Allume le feu, Niall. Nous devons prévenir les vaisseaux de la présence du Dragon.
Le vent soufflait. La torche crachota.
— Allume le feu, Niall.
Les flammes attiraient irrésistiblement mon regard. Je ne pouvais en détourner les yeux.
... Un feu à un endroit précis de la falaise..., avait dit Alaric. Mais je ne me souvenais plus de la raison de ce signal.
Nous étions là tous les cinq : Ian, Gisella, Lillith, Alaric et moi. Debout sur le crâne du Dragon, enveloppés de son souffle glacial.
De l'autre côté du bras de mer, il y avait Erinn. Si proche. Si lointaine.
Le nid des aigles royaux.
— Allume le feu, Niall, répéta doucement Alaric.
Je clignai des yeux. La flamme m'éblouissait. Je ne voyais rien d'autre qu'elle.
Des mains se posèrent sur mon bras, puis me tirèrent vers le bûcher. De petites mains féminines, mais exigeantes.
— Vas-y, dit la femme d'un ton plaintif, je veux voir le feu.
Pour elle, j'aurais fait n'importe quoi.
Je plongeai la torche dans l'amas de bois. Le feu prit. Je reculai, protégeant mon visage des flammes.
— Le feu, murmura la femme. C'est si joli...
Alaric me prit la torche des mains et la jeta dans le vide.
— Et voilà pour toi, Shea d'Erinn ! dit-il d'un ton satisfait.
— Et pour Deirdre, aussi, ajouta Gisella d'une voix féroce.
Alaric se tourna vers elle. Il la prit dans ses bras.
— Il n'y a plus de Deirdre, mon adorable petite fille. Mon fragile petit moineau. Plus de menace sur ton bonheur, je te le promets.
— Quand le bébé arrivera-t-il ?
— Dans six mois, dit-il doucement. Dans six mois, tu tiendras ton enfant dans tes bras.
Elle posa les mains sur son ventre. Puis elle se dégagea de l'étreinte de son père.
— Un bébé ! cria-t-elle. Un bébé rien qu'à moi !
— Niall, dit Lillith, il est temps de rentrer chez vous.
Elle était debout près de Ian. Dès qu'elle approchait de lui, il était perdu.
Dans ses yeux tristes, il y avait mon reflet.
L'homme vint vers moi sur le quai, alors que je me préparai à embarquer. Il me semblait le connaître.
— Mon seigneur, dit-il d'une voix cultivée, je vous accompagne, pour tenir compagnie à la princesse, et tenir le rôle d'ambassadeur auprès de votre père. Mon nom est Varien.
A ce moment, je me souvins de lui.
— Je croyais que vous vous étiez noyé, dis-je.
— Non, mon seigneur. La dame Lillith s'est assurée de ma survie.
— Elle est généreuse. Elle a aussi sauvé mon frère.
— Embarquons-nous ? demanda-t-il. Tout est prêt. Votre frère vous attend.
— Ian ? Je croyais que Lillith le garderait auprès d'elle.
— Non, mon seigneur. Elle a eu ce qu’elle voulait de lui. Ian rentre avec vous.
Alaric tentait de consoler sa fille.
— Ne pleure pas, dit-il. Désormais, ta place est aux côtés de ton époux, pas de ton père.
— Mais vous aller tellement me manquer !
— Toi aussi.
Elle s'agrippa à lui un moment de plus, comme si elle ne voulait pas le lâcher.
— Me donnera-t-il d'autres bébés ?
Alaric sourit et caressa sa chevelure d'ébène.
— Il te donnera tout ce que tu souhaites.
Elle l'embrassa. Puis elle monta à bord.
— C'est un cadeau, me dit Lillith. Pour que vous rentriez chez vous en sécurité.
Je regardai l'objet. C'était une dent, de chien ou de loup, sertie dans une monture en or attachée à une lanière.
— Portez-la, dit Lillith. Et pensez à moi.
Je passai la lanière autour de mon cou.
Les voyages en mer sont longs. J'avais mobilisé toute la patience dont je disposais pour supporter l'ennui. Ian s'était étiolé depuis deux mois que nous voguions. Il n'était plus que l'ombre de lui-même.
Pour moi, Homana est un foyer. Pour lui, cela signifie la mort.
Je traversai lentement le pont. Je sais qu'il m'entendit, mais il ne se retourna pas.
Il portait toujours des vêtements atviens.
— Rujho...
— Non, dit-il.
— Permets-moi au moins de partager ta compagnie tant que tu es encore en vie ! Tu me quitteras bien assez tôt ! Pourquoi es-tu si... absent ?
— Ce n'était pas moi, mais toi qui étais absent ! Par les dieux, Niall, n'as-tu pas conscience de ce qu'on t'a fait ? Ou plutôt, de ce que cette fille t'a fait, car seule une Cheysulie en a le pouvoir.
— C'est à toi qu'ils ont fait quelque chose. Lillith...
— Oui. Et toi, sais-tu qui s'est « occupé » de toi ?
— C'était moi, dit une voix.
Je me tournai.
— Gisella !
— Oui, c'était moi. Lillith m'a dit que je pouvais le faire. Que je devais, sinon il n'y aurait pas de bébé.
Enceinte de cinq mois, elle était déjà énorme. Ses membres, en revanche, restaient trop grêles. La chaleur l'éprouvait plus que nous. Elle avait l'air très fatiguée.
Elle regarda Ian.
— Je connais quelques coutumes cheysulies. Celles qu'ils m'ont laissé apprendre. Sans lir, vous mourrez.
— Il y a un rituel à respecter.
— Mais vous mourrez ? Je ne crois pas que Niall aimerait ça. Je pense que je vais vous rendre votre lir.
Ian éclata de rire. Des larmes emplirent les yeux de Gisella.
— Pensez-vous que je mente ? Que je serais capable de vous mentir ?
Il ne répondit pas. Elle se détourna et partit en courant.
Puis elle revint et jeta sur le sol ce qu'elle portait : une boucle d'oreille en forme de puma et deux éperons d'or massif.
Les éperons d'Alaric.
— Alors, est-ce que je mens ? Est-ce que je mens ?
Je ramassai la boucle et les éperons.
— Il a fondu les bracelets, expliqua-t-elle. Il les voulait.
— Des bracelets-lir, dis-je.
Je les ramassai et les tendis à Ian.
— Ce sont des morceaux de métal. Ce n'est pas mon lir.
— Elle est trop lourde pour moi. Je ne pouvais pas la porter.
— Où ? dit Ian d'une voix rauque.
— Dans les ponts inférieurs..., marmonna-t-elle.
— Montre-nous !
Elle nous emmena dans les cales.
Se penchant sur une caisse cachée sous une bâche, elle enleva prestement quelque chose, puis se tourna vers nous.
— Vous pouvez y aller, maintenant.
J'attrapai la main de Gisella.
— Fais-moi voir ce que c'est.
Elle résista, mais elle finit par ouvrir la main. Celle-ci contenait la patte momifiée d'un oiseau de proie, griffes tendues.
— Elle m'a dit que cela provenait d'un lir. C'était un enchantement, pour que vous ne sachiez pas que le puma était à Rondule.
— Rondule ! criai-je. Tasha était là pendant tout ce temps ?
— Lillith la gardait pour pouvoir le garder, lui. Mais elle a dit qu'elle n'en avait plus besoin, car il lui serait agréable de savoir qu'il se laisserait mourir alors que son lir était si près.
Pendant qu'elle parlait, la patte momifiée se transforma en poussière grise.
— Plus d'enchantement ! cria-t-elle. ( Elle chantonna. ) Tout... est... parti. Tout est parti !
Ian ouvrit la caisse tandis que je regardai, consterné, la jeune femme qui était désormais mon épouse à l'esprit dérangé.
Chantonnant toujours : Tout... est... parti.
— Par les dieux, c'est Tasha ! Rujho, aide-moi !
Cela faisait si longtemps qu'il n'avait pas sollicité mon assistance... A nous deux, nous sortîmes le corps inerte de la caisse. Nous allongeâmes Tasha sur le sol. Elle était vivante, mais en piteux état. Pourtant, elle nous reconnut. Elle allongea une patte pour toucher le pied de Ian.
Il s'assit près d'elle et la prit dans ses bras.
— Je ne suis plus un homme sans lir..., murmura-t-il.
Cette fois, il me sembla sans importance que j'en sois quand même un.
Quand il se fut assuré — ou que Tasha lui eut confirmé — qu'elle survivrait, Ian regarda Gisella, des larmes aux yeux.
— Leijahna tu'sai, Gisella.
Je la pris par les épaules.
— Ces mots sont un remerciement en langue cheysulie. Tu as fait de lui un homme complet.
— Mais pas de toi, dit-elle.